mardi 22 novembre 2011

Explusions, propreté et droit foncier

Sur le site de Lalibela, lorsque l'on descend du groupe ouest vers l’Église Saint-Georges, on passe par un chemin bordé d'une dizaine de maisons traditionnelles abandonnées.


Une maison abandonnée en Éthiopie, cela ne va pas exactement de soi, et une dizaine encore moins. Le guide ne semblait ne vouloir attirer notre attention que sur les détails de l'habitat traditionnel éthiopien, et fut passablement surpris de la question : "Mais, au juste, l'architecture traditionnelle c'est bien joli, mais où sont les habitants?"

Sa réponse se résuma grosso modo a l'embrouillamini suivant :

"Oui, il y avait des habitants, mais ils sont partis, l'année dernière l'UNESCO a exigé que les gens partent parce que ça ne faisait pas propre (sic!) sur le site touristique, c'est un site classé, pour les touristes ce n'est pas bien si les gens sont là partout, c'est un site touristique donc ça doit être propre et les gens sont partis, c'est l'UNESCO qui a décidé ça".

"Ils sont partis... ils ont été expulsés, c'est ça?"

"Euh oui, mais ils étaient d'accord, hein? Et les gens du village plus haut vont partir aussi, mais c'est négocié avec l'UNESCO, ils sont d'accord".

"hmmmmm... L'UNESCO décide de l'expulsion d'habitants et citoyens éthiopiens, maintenant? c'est dans leur mandat, bien évidemment, cette explication me paraît très claire... Et les habitants sont d'accord, fort bien, mais à combien s'est monté l'achat de leur docilité de bons citoyens?"



Juste au-dessus du groupe est des églises, on trouve encore un nombre considérable de maisons traditionnelles, habitées, ainsi que de petites cellules troglodytes où résident des nonnes qui passent leur vie à prier dans 5 m² d'obscurité rayonnant de lumière divine.




Toutes ces familles semblent également devoir être prochainement expulsées, à l'exception des nonnes.  Le business du tourisme local n'ayant pas préparé ses troupes à développer des réponses toutes faites aux si rares questions sortant du cadre bien propret du "C'est vrai que ce sont les anges qui ont aidé à creuser les églises?" ou "Je peux faire une photo du prêtre en train de lire une Bible, c'est tellement typique!", mon insistance auprès du guide n'a fini par rencontrer qu'un silence ennuyé.

De retour hors de l'enclos sacré, j'ai été, comme d'habitude, assaillie par de très jeunes hommes adorant, au choix, la couleur de ma peau, mon argent, mon visa ou mon appareil photo. L'un d'entre eux, Samuel, un très joli garçon d'à peine 18 ans, s'est avéré un peu plus insistant et m'a collé aux basques durant si longtemps que, dans le souci de ne pas lui faire complètement perdre son temps (et le mien) je lui ai confié une mission : celle d'être mon indic sur ce dossier des expulsions de Lalibela.

Après l'avoir soudoyé avec un Pepsi, il est parti à la recherche d'informations stratégiques auprès des habitants du quartier à expulser.

Dans le même temps, j'ai posé la question à d'autres gens de Lalibela, restaurateurs, gérants d'hôtels, qui ont confirmé la thèse première de l'expulsion pour cause de propreté touristique de site classé (depuis 1978, tout de même, et il a fallu 34 ans pour que quelqu'un se dise subitement : "Tiens, mais au fait, les gens c'est sale, on va les mettre plus loin, ça fera plus héritage mondial"), mais cette fois en insistant sur le fait que la ville de Lalibela en aurait décidé ainsi et que l'UNESCO n'aurait comme rôle que celui de dédommager les familles expulsées, en leur offrant une maison neuve à l'écart du centre ville, et en leur fournissant en outre de la nourriture, et non de l'argent, en compensation de l'expulsion parfois à plus d'un kilomètre de leur lieu historique de résidence.

Nouvelles huttes construites à l'écart de la ville

Samuel m'écrivit dans les jours suivants le mail ci-dessous, qu'une lecture attentive m'a permis de décrypter après plusieurs passages (bon courage, c'est coton) :

" As you told me about the town of lalibela especially which is living the people  around the compound of the church at this time  no one is living around the church  except monk and spiritual person because of  only allowed to live around the church monk and spiritual person in addition also if the people live clothe to the church it is not good for the rock of the church like, heavy things,  building house, air pollution, and  it is forbidden to do unnecessary things clothe to round the church so by this incase the people must leave the place of round the church and now they are living from new house new land far a way from the church. This all are showing afraid of our lord(je souligne)
Tourism is supporting and building new house to the people were living round the churches. I asked and every one told me the same thing."

Perplexité....
Les habitants de ces quartiers, vivant là depuis des générations et des générations seraient soudain, par l'opération du Saint-Esprit, devenus une présence profane intolérable pour les bigots consacrés sur le territoire des églises de Lalibela, et l'UNESCO aurait disparu du paysage, puisque ce serait le ministère du tourisme qui dédommagerait les familles en leur construisant des maisons neuves?

Toujours est-il que je tenais là une hypothèse possible quant à la docilité des habitants, résignés à l'idée de quitter leur maison familiale : on leur aurait donc fait le coup de la colère divine, on leur aurait fait craindre, par l'intermédiaire des prêtres, l'insatisfaction d'un Dieu irrité par la présence de ces mécréants sur sa belle terre bien joliment sacrée, alors qu'eux-mêmes sont des orthodoxes tout ce qu'il y a de plus orthodoxes, mais qu'importe, Dieu ce grand ordonnateur vous veut un peu plus loin, il vous préfère au bout du village, et si vous ne dégagez pas le plancher ce sera la fin du monde et l'Armaggedon programmé, vous irez tous brûler en enfer, cela dit, Dieu a également dit au ministère du Tourisme de vous construire une nouvelle maison alors cessez de gémir et priez mes frères, ça empêche de penser.

Mais pourquoi ce revirement soudain, ce subit accès de sacralité sur le site des églises où personnel divin et pauvres normaux se sont côtoyés sans heurts depuis des siècles?

Quel rapport avec la présence des touristes, dont on prétend qu'ils seraient importunés par la présence des habitants? et avec l'UNESCO, que on fait tour à tour instigateur de ces expulsions ou financeur général des négociations? Et quelles négociations, si de toutes façons l'arbitre général est Dieu, avec lequel il est de notoriété publique que l'on ne négocie pas?

Je m'enfonçais de plus en plus dans une obscurité totale, Samuel m'embrouillait de plus en plus avec des explications dans un anglais hiéroglyphique et tout se mélangeait, UNESCO, municipalité, vieux, jeunes, prêtres, dieux, églises, maisons en paille, nourriture, argent, ministère du tourisme, Saint-Georges, Joseph et Marie sur leur âne en fuite vers l'Egypte. 
Trois choses étaient certaines : ces gens allaient être expulsés, ils ne protestaient pas et de nouvelles maisons leur étaient construites à l'écart de la ville.
Remarque en passant : la culture de la protestation ne s'exprimant pas exactement de la même façon dans notre belle contrée syndicale et du côté des hauts plateaux d'Abyssinie, et les contextes économiques et sociaux n'étant à l'évidence en rien comparables, je reste assez réservée sur l'explication à donner à la docilité apparente des habitants relégués aux marges de la ville.

De mon côté, j'envisageai plusieurs pistes : la préservation d'un site culturel comme celui de Lalibela se justifie, le décalage temporel entre le classement du site en 1978 et les expulsions des habitants en 2010 ou 2011 m'interroge.

L'interdiction de construire de nouvelles maisons sur un site classé pour le préserver s'envisage, mais l'expulsion me paraît plus complexe à justifier.

L'hypothèse qui paraît la plus plausible, et que, sans préjuger de son occurrence ou non, nous pourrons vérifier dans les années à venir, est la suivante, et m'a été soufflée par un membre de l'un des partis d'opposition au gouvernement dont je tairai le nom, car ce genre de publicité peut s'avérer plus néfaste en Ethiopie que par chez nous:
En Ethiopie, conséquence d'une longue histoire de la propriété foncière, et sans rentrer dans les détails du droit foncier pour le moment, l'Etat détient la quasi-totalité des terres, du sol, il est le seul véritable propriétaire foncier. Les individus possèdent les maisons et constructions érigées sur ces terres ainsi que les produits de ces terres, mais ne possèdent pas la terre elle-même.
S'ils n'en sont pas propriétaires, il n'ont pas de droits sur elle. Pas de droits, pas de chocolat, rengaine bien connue des penseurs libéraux, il ne s'agirait donc pas d'expropriation, puisque la terre n'appartient pas aux habitants et qu'on leur fournit une nouvelle maison dont ils seront propriétaires. Opération blanche.

Les terrains ainsi "vidés" en plein cœur de l'un des sites les plus visités d'Ethiopie, en plein contexte d'expansion de l'industrie touristique, en laisserait plus d'un rêveur...

Sous couvert de préservation d'un site classé, l'expulsion des habitants résidant à proximité immédiate ou sur le site lui-même laisse des espaces considérables inexploités sur le passage des touristes d'un groupe d'églises à un autre. Il y a fort à parier que d'ici quelques années nous verrons fleurir, là où passaient veaux, vaches, cochons (euh, non, pas eux), couvées, des boutiques et autres étals de bibelots inutiles qui permettront aux touristes de ne pas disposer d'un seul moment de paix et de silence sur le chemin des églises.









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